Mémoires d'Alger
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"Et la guerre est arrivée..." (Suzanne GIBERT-RIERA, fille de Monsieur RIERA, instituteur)

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Écrit par Administrator   
Mardi, 26 Août 2008 22:23

"Et la guerre est arrivée..."  (Suzanne GIBERT-RIERA, fille de Monsieur RIERA, instituteur)

 

Comme vous l'a dit ma jeune cousine Joëlle SIMON, je me fais une joie de vous communiquer toutes les photos et les renseignements " techniques " que je possède concernant notre chère Ecole VOLTA et sa vie telle que j'ai pu la percevoir entre 1936 et 1953 .

Quant à sa vie " affective ", le récit en serait trop long. Quelqu'un parmi les enfants qui ont connu cette période pourra-t-il se souvenir ? et vous le dire ?

En ce qui me concerne, je reste à votre disposition pour vous livrer tout ce qui reste encore à évoquer.

C'est donc en 1936, après avoir exercé Boulevard Gambetta (directeur : Monsieur CALUS père) et Ecole Chazot (directeur : Monsieur CHATANAY) que mon père, Monsieur RIERA, a été nommé à l'Ecole de la rue Volta. Nommé et logé. Il devait y rester dix-sept ans… L'école était toute neuve, moderne, claire, tout en vitres, riche d'une immense salle dite " salle de conférences " au rez-de-chaussée, et au deuxième, d'une aussi immense terrasse destinée, disait-on, aux cours de gymnastique, mais qui a peu servi. L'appartement attribué à mon père était au troisième étage et ressemblait à un bateau. La porte d'entrée s'ouvrait sur une terrasse qui ceinturait l'appartement et d'où l'on découvrait comme un tableau de maître, le bas de la ville, toute la baie jusqu'au Cap Matifou et, plus loin, le Djurdjura enneigé.

Le Directeur était alors Monsieur SUBERBIELLE. Un monsieur d'une extrême distinction. Les instituteurs dont je me souviens étaient, outre mon père, Messieurs ZANETACCI, FREDOUILLE, COHEN-BACRI, et une équipe de " trois jeunes mousquetaires " : Messieurs BALDENWEIG, BOTTARO et un grand garçon roux dont j'ai oublié le nom et qui, comme Monsieur BOTTARO, n'est pas resté longtemps. La concierge était Madame FLOURET. Les appartements étaient occupés, au troisième étage par Monsieur RIERA et sa famille, et Madame CAZIEUX qui exerçait chez les filles , avenue Dujonchay ; au deuxième par le Directeur et Monsieur ZANETACCI, au premier par Monsieur et Madame BOUISSEREN, étrangers à l'école. Les occupants des appartements disposaient d'une porte de sortie privée ouvrant sur le Chemin de la Solidarité, afin de ne pas déranger les élèves en circulant sur les galeries.

Puis, Monsieur SUBERBIELLE est parti. Monsieur BERGE, un sportif qui parlait haut, très différent de son prédécesseur, l'a remplacé, et Monsieur JALABERT a pris la place de Monsieur ZANETACCI, en classe et dans son appartement. Je crois bien que c'est à ce moment que Monsieur RECY est arrivé à Volta. A son tour, Monsieur BERGE est parti, remplacé par Monsieur OLIER, et à la loge, Madame FLOURET à cédé la place à Madame SANTACREUX.

Et la guerre est arrivée

Je crois me souvenir que certaines classes avec leur instituteur ont été repliées loin d'Alger, pendant un certain temps. On a levé le drapeau chaque matin, dans la cour, en chantant " Maréchal, nous voilà "….Cette période est comme sans souvenirs. Pourtant des drames s'y déroulaient : Monsieur COHEN-BACRI, cet instituteur intègre, a dû quitter son poste pour les raisons indignes que nous connaissons tous.

Le débarquement américain a eu lieu le 2 novembre 1942 : la baie couverte de navires, les tirs échangés avec la côte, les incendies qui n'en finissaient plus de brûler sur le port de l'AGHA, les premiers avions dans le ciel, autant de choses qui s'observaient de notre balcon, comme on aurait pu le faire d'une loge. La guerre, la vraie, était là. Comme la plupart des écoles, VOLTA a été réquisitionnée et occupée, à la fin du mois de novembre par le Service Cinématographique de l'Armée Américaine (XII Air Force Service Command), commandé par Elliot ROOSEVELT, fils du Président.

L'école est passée brusquement d'une vie morne à la superactivité qu'on peut imaginer. La " salle de conférence " était transformée en chambrée. Comme elle possédait un piano qui, apr_ès la guerre, servait quelquefois à Monsieur CASTELLANI quand il apprenait un chant aux élèves, on entendait de temps en temps s'élever un air de boogy, car il y avait un " vrai " pianiste parmi ces soldats !

Les cuisines étaient installées dans la cour, juste au dessous des appartements. Chaque jour, avant les repas, il s'élevait des fourneaux une épaisse fumée noire à odeur de mazout qui endeuillait tout ce qui se trouvait au dessus. Et on pouvait voir dans la cour de longues files de soldats, gamelles à la main, défiler devant les marmites. Ces gamelles compartimentées ! elles faisaient rêver les civils français, surtout ceux qui avaient connu la guerre de 14-18 ! Là au moins, la confiture ne se mélangeait pas à la soupe !

Les petites pièces au bout de la galerie supérieure étaient transformées en laboratoires de photo secrets. L'installation s'était faite dans la bonne humeur, la décontraction . Les instituteurs descendaient de chez eux ; on échangeait des cigarettes, des chewing-gums, on bredouillait le peu d'anglais qu'on connaissait ; tout cela dans une ambiance très amicale, presque de fête. Des sympathies naissaient, certaines ont duré des années. Pourtant, le soir, dans la demi-obscurité, on voyait souvent remonter vers les classes, lentement, quelques hommes fourbus revenant de reconnaissance, avec leur équipement encombrant sous le bras. Ils étaient quelquefois accablés, tristes, toujours silencieux. La porte se refermait sur eux. C'était la guerre, et on semblait l'oublier.

Les bombardements nous ont ramenés à la réalité. Les vitres se sont quadrillées de larges bandes de papier bleu. Le " black out " exigé n'était pas simple, dans cette maison de verre… L'abri pour les civils de l'Ecole ? La chaufferie, sur le même plan que la salle de conférence, au milieu des tuyaux d'eau et de gaz, et aussi sous l'escalier. Quand la peur nous rendait bavards, les soldats qui continuaient à dormir de l'autre côté d'une porte, nous rappelaient à l'ordre. Que de fois le quartier a cru que l'Ecole avait été touchée ! Elle ne l'a jamais été…Les éclats tombaient, nombreux. Des balles se sont fichées sur les toits-terrasses que des artificiers sont venus extraire plus tard, quand la guerre s'est éloignée ; l'une d'elles, une grosse balle de mitrailleuse, s'était plantée, une nuit, sans éclater, dans le tube métallique de la balustrade à droite de la grille d'entrée de l'Ecole ! Le trou y est peut-être encore…

Quand Noël 1942 est arrivé, un grand sapin a été dressé dans la cour, tout enguirlandé. Un officier avait demandé où il pouvait trouver des " poules grands " ! Il y en eut beaucoup ! Je revois encore ce cuisinier, caresser et câliner chaque pauvre dinde avant de lui tordre le cou.

A ce propos, une anecdote tout de même : après Noël, les ailes des nombreuses dindes sacrifiées ont été déposées discrètement devant la porte, côté Solidarité, dans un baril de bois blanc très propre, doublé de toile, probablement à l'intention des pauvres affamés qui n'avaient eu, exceptionnellement parce que c'était Noël, et contre des tickets d'alimentation, que 80 gr de viande par personne ! Souvent, d'autres fois, on trouvait à la même place un même baril plein de confiture de patates douces, ou de la graisse de porc salée, qui, elle, était précieuse pour faire du savon !

Mais l'annonce de la mort de l'Amiral Darlan coupa court à la fête qui se préparait. Alors le silence est tombé sur l'Ecole. Peu avant minuit, tous ces hommes se sont rassemblés autour de l'arbre, dans l'obscurité, pour chanter ensemble à voix basse des chants de leur pays, en éclairant leurs texte avec des lampes de poche. Je me souviens encore de l'émotion et de la ferveur de ce moment, qu'on ne peut pas oublier.

Pourtant, la vie civile, si près des services de l'armée, devenait indiscrète et gênante. Et le 29 janvier 1943, les appartements ont été à leur tour réquisitionnés, et leurs occupants recasés dans tous les azimuts.

Où se faisait la classe pendant ce temps ? Dans d'autres locaux, sans doute, mais où ? Mon père a exercé un certain temps Boulevard Saint-Saëns, dans un local prêté par le père d'un élève. Je n'en sais pas plus.

C'est en fin 1944 que l'Ecole a repris son visage normal, après un bon nettoyage, bien entendu !

Les instituteurs mobilisés : Monsieur JALABERT, blessé à Cassino, Monsieur OLIER, Monsieur BALDENWEIG, Monsieur RECY sont rentrés et, la paix revenue, l'Ecole a repris le travail avec plus d'enthousiasme que jamais. Le nouveau directeur était Monsieur HUGUES. Monsieur OUILLE, Monsieur RONGEAT, Monsieur CASTELLANI étaient nouveaux dans l'Ecole. En outre, Monsieur CASTELLANI était logé à l'Ecole sur le même palier que Monsieur RIERA. Au premier étage, la famille BOISSONNET a remplacé les BOUISSEREN. On parlait beaucoup de cette école. On disait que Monsieur BALDENWEIG, le " matheux ", et Monsieur CASTELLANI, le " littéraire ", décloisonnaient leurs deux classes de CM2 en vue du fameux examen de sixième, ce qui était nouveau à l'époque. Mon père avait une classe de CM1. La tradition de la fête de fin d'année s'établit ; Le spectacle avait lieu dans la cour, sous le ficus ! Je me souviens encore de certains " Forbans " aux foulards rouges, au visage maquillé de noir, et d'un certain " Cher petit Oreiller ", chanté à deux voix par les élèves de Monsieur CASTELLANI. Une association d'anciens élèves de l'Ecole VOLTA se créa. Le professeur MONNET de la Faculté de Médecine et de Pharmacie, dont le fils Jean-Daniel fréquentait l'Ecole, en fut le Président. L'association donnait son bal au printemps, dans la salle de conférence, il y avait une loterie, et chaque fois beaucoup de monde.

En 1953, mon père a pris sa retraite, et il a quitté l'Ecole pour habiter un peu plus loin, sans la perdre de vue pourtant. Monsieur CASTELLANI et sa famille quittèrent eux aussi l'Ecole à ce moment-là, pour le même immeuble. Les deux familles sont restées voisines jusqu'au départ définitif d'Algérie.

Pendant des années, Monsieur CASTELLANI ne manqua pas d'écrire à son vieux collègue Monsieur RIERA. Replié à Paris en 1960, c'est avec la famille JALABERT, que mon père a partagé le même palier ! Je suis encore en relation avec les familles HUGUES, COHEN-BACRI.

Mon père nous a quittés en avril 1971.

Cette école a une âme. Merci de la faire revivre !

Suzanne Gibert-Riéra, septembre 2001